En 2015, la photographe Smita Sharma travaillait sur un projet intitulé Not My Shame, à propos des problèmes de viol et de violence sexuelle dans son comté natal de l’Inde. Au Bengale occidental, elle a rencontré une jeune fille de dix-sept ans qu’elle nomme Meena dans le livre. Cette jeune fille venait de rentrer chez elle après avoir été sauvée d’un bordel à Delhi. Son histoire a été le point de départ de We Cry in Silence.
« En travaillant sur ce projet, j’ai rencontré Meena par hasard. En apprenant la manière dont elle était devenue victime du trafic, j’ai été très choquée, et je me suis demandé : comment est-ce que cela a pu se passer si facilement ? J’étais poussée par la curiosité », explique Smita Sharma.
« Je travaillais déjà sur la question de la violence sexuelle, j’avais la possibilité d’entrer en relation avec de nombreux avocats qui avaient en charge des dossiers et plaidaient au tribunal. Et je connaissais aussi des policiers. Donc je les ai contactés et leur ai demandé s’il y avait d’autres cas de personnes disparues. »
Meena reçoit un appel téléphonique d’un jeune homme qui se fait appeler Raj. Il lui dit qu’elle est belle et qu’il est amoureux, et suggèrent qu’ils se rencontrent. La jeune Meena n’en sait pas davantage, et accepte volontiers. Raj est bien habillé, il lui a même apporté un cadeau. Il parle de sa sœur et de son snack bar à Delhi, une affaire florissante, et une bonne place pour elle qui lui assurerait le confort financier et la sécurité.
Raj est accompagné d’un couple de personnes âgées qu’il présente comme ses parents. Ils flattent Meena, lui disent qu’ils seraient ravis qu’elle fasse partie de la famille. Meena n’a jamais reçu pareils témoignages d’affection. Elle en est bouleversée, et le jour même, elle quitte la maison pour Calcutta en compagnie de Raj. Le lendemain, ils prennent le train pour Delhi. Et elle se retrouve dans un bordel.
Une chaine de témoignages
Au début, les policiers doutent de ce que leur rapporte Smita Sharma. Pour eux, il n’y a pas de trafic d’êtres humains : Meena doit être un cas isolé, ou bien il y a là-dessous une histoire d’amour, ou encore, qu’il s’agit une fugue.
Sharma contacte également des ONG engagées dans la lutte contre la traite des êtres humains. Certaines doutent que le projet de Sharma soit adapté à la situation, et tentent de lui imposer leurs propres avis sur la manière de s’y prendre dans son travail.
« Ils m’ont dit que quelqu’un m’accompagnerait où que j’aille. Cela aurait vraiment gêné mon travail. J’ai dû leur expliquer que la photographie ne fonctionne pas comme cela, et qu’ils devaient me faire confiance, sans quoi je n’arriverais à rien. Il y a donc eu des tensions entre nous. Honnêtement, les deux premières années ont été très difficiles qu’il s’agisse de rencontrer les gens ou de gagner leur confiance. Ou encore, de trouver des fonds pour réaliser mon projet, car personne ne voulait le financer. »
Lentement mais sûrement, le projet se met en place. Comme une sorte de longue chaîne, la photographe recueille le témoignage d’une jeune fille qui lui parle d’une autre, elle aussi rentrée chez elle, et ainsi de suite.
Sharma rencontre également quelques-uns des trafiquants. L’un d’eux est lui-même père de deux jeunes filles, et il évoque l’argent facile que l’affaire lui a rapporté. Une autre, que Sharma appelle N, est mère de trois enfants. N et son mari ont fait miroiter des propositions de mariage à des jeunes filles, pour les vendre ensuite à des militants au Cachemire. Aucune n’est revenue. N assure qu’elles sont toutes parties de leur plein gré, et vivent à présent une vie meilleure grâce à elle.
« C’est si facile d’enlever une fille et de la vendre. Ils n’ont aucun remords. La femme que j’ai interrogée, c’est une mère. Elle a ses propres enfants. Quand je lui ai demandé : “et si la même chose arrivait à vos enfants ?” Elle m’a dit : “Madame, vous savez, les filles que j’ai enlevées, je les ai mariées.” Elle considère cela comme un mariage. Et elle m’a dit encore : “Elles étaient toutes affamées ici. Elles n’avaient pas une belle vie. Au moins, elles portent de beaux vêtements et elles mangent de bonnes choses. Alors je les ai aidées.” C’était sa réponse. »
Faire profil bas
Sharma doit protéger l’identité des jeunes filles qu’elle photographie, à la fois légalement et moralement. Si leurs histoires étaient divulguées dans leurs village et leur communauté, leur avenir pourrait être compromis.
« Les gens réagissent souvent mal. Ça ne nuit pas seulement à la fille, mais aussi à toute sa famille. J’ai rencontré des frères qui refusaient d’aller à l’école parce que leurs sœurs avaient été violées, ou qu’il s’était passé quelque chose. Tout le monde humiliait ce petit garçon. Il m’a dit qu’il n’allait pas à l’école parce que tout le monde se moquait de lui. Ca peut aller vraiment loin. »
Une loi a été promulguée en Inde, en 2012, garantissant une protection des enfants contre les agressions et le harcèlement sexuels, ainsi que leur utilisation à des fins pornographiques. Des tribunaux spéciaux ont été mis en place, et un effort est mené pour sauvegarder les intérêts de l’enfant tout au long de la procédure légale.
Cette loi spécifie des règles strictes, notamment en ce qui concerne l’identité des personnes impliquées. Tout doit être approuvé par des hommes de loi avant de pouvoir être rendu public ; et les journalistes ainsi que ceux qui publient les images, risquent la prison s’ils sont en infraction.
Pour cette raison, Sharma fait preuve de discrétion dans son travail, afin que les proches de la jeune fille ignorent le but de sa visite.
« Les parents se méfiaient, surtout à cause de leurs voisins, parce qu’ils avaient très peur des commérages, et de tout ce que l’on pouvait rapporter qui aurait compromis l’avenir de la jeune fille ou ses perspectives de mariage. J’ai donc dû être très prudente, faire profil bas. »
« Mon meilleur ami est un 35mm »
Dans les villages où Sharma se rend, les gens viennent à sa rencontre, curieux de savoir les raisons de sa venue. Munie de serviettes hygiéniques en guise d’accessoires, elle prétend être une chercheuse travaillant sur les questions d’hygiène féminine. Les hommes s’en vont à ce moment-là, elle reste seule avec les femmes et les enfants.
« Et c’est à ce moment-là que commence mon vrai travail : je vais dans la famille que j’ai l’intention de rencontrer. Mais en prenant soin de ne pas éveiller la curiosité. Donc, il n’y a pas de commérages sur la fille ou sa famille, et tous sont à l’aise. »
En 2018, après avoir été chargée par le National Geographic d’illustrer un article à propos de cette affaire (qui sera intitulé Stolen Lives), Sharma apprend également qu’elle est enceinte. Bien qu’il y ait des risques à poursuivre son travail pendant la grossesse, elle est déterminée à continuer, consciente de l’importance qu’il peut avoir dans la vie de ces jeunes filles.
Mais la grossesse l’aide aussi à accomplir son projet, d’une certaine manière : lorsqu’elle rencontre les gens, il est beaucoup plus facile et rapide de gagner leur confiance. Et dans les quartiers chauds, les travailleuses du sexe lui fournissent de l’aide, craignant qu’elle ne glisse et ne tombe, lui apportant du thé et la laissant utiliser leurs toilettes privées.
La prise de photographies elle-même se révèle compliquée, en raison du devoir de protéger ces jeunes filles. « Je devais beaucoup réfléchir avant de déclencher, on nous imposait de telles limites. Je ne pouvais pas faire ce que je voulais. Il fallait beaucoup planifier, se préparer longuement avant d’aller prendre des photos, mais j’avais aussi des problèmes sur place. Parce que quand je vais dans ces communautés, je n’ai même pas de sac photo. On ne doit pas voir que je suis photographe », raconte Smita Sharma.
« Je transporte très peu d’équipement. Mon meilleur ami est un 35mm, et j’ai très peu de matériel d’éclairage. Alors parfois, je cherche des moyens créatifs pour éclairer, tirer parti des ombres, car je dois me faire une amie de l’ombre dans de telles circonstances…. Un de mes professeurs de l’ICP (The International Center of Photography) qui m’a enseigné l’éclairage, disait toujours qu’il fallait avoir des connaissances à ce sujet, mais que le plus important était l’improvisation. Je crois que c’est le meilleur conseil qu’il m’a donné. Parce que toutes les photos que j’ai faites, c’est de l’improvisation. Je cherchais comment révéler assez sans trop montrer. »
Documenter la violence sexuelle
La publication de We Cry in Silence* n’a pas mis un point final au projet de Sharma. Si elle photographie un peu moins, elle organise désormais des campagnes éducatives dans les régions de l’Inde, du Népal et du Bangladesh concernées par le problème du trafic de jeunes filles.
La campagne de sensibilisation We Cry In Silence inclut des expositions, des événements communautaires et la distribution d’un magazine de douze pages en bengali, en hindi et en anglais. L’ouvrage comprend des témoignages de survivantes accompagnées de leurs images, des illustrations, du matériel éducatif, notamment des conseils de sécurité, des ressources et les coordonnées des organisations locales de lutte contre le trafic.
Le magazine est distribué gratuitement lors d’expositions et d’événements communautaires. Il vise à éduquer et à sensibiliser les communautés à ce trafic ; c’est aussi une manière, pour Sharma, de se montrer reconnaissante envers ces communautés qui lui ont fait confiance. C’est enfin une initiative visant à fournir des preuves qui perdureront.
Sharma espère que ce travail mettra au grand jour le trafic de jeunes filles et la violence sexuelle, et incitera les gens à en parler.
« Chaque fois que l’on demande aux gens de parler de traite humaine ou de violence sexuelle, soit ils sont gênés, soit ils ne savent pas comment aborder le problème. Ce sont des choses qui restent dans l’ombre. Elles continuent à se produire tout le temps sous notre nez. Nous ne voulons tout simplement pas les voir ou nous en occuper », alerte la photographe.
« Je ne vous demande pas d‘e vous en occuper au sens où vous devez ‘aller sauver une fille, ou quelque chose comme ça. Mais ce qui est important, selon moi, c’est au moins d’en discuter ou de se renseigner un peu sur ces choses. »
We Cry In Silence est publié par PhotoEvidence, et disponible ici.
* Smita Sharma présentera également le projet et prendra la parole lors d’un certain nombre d’événements à venir. Le 17 février, elle sera au Bronx Documentary Center à New York. Le 21 février, elle interviendra à New York à l’International Center of Photography avec Jim Estrin du New York Times. Et enfin, le 22 février, elle fera une séance de dédicace à la Lost Origins Gallery (Washington D.C.), où aura également lieu une rencontre avec des artistes organisée par WPOP.