Mort en 2019, à l’âge de 94 ans, Robert Frank est encore et toujours reconnu pour ce qu’il est : un photographe brillant, unique en son genre, qui en douterait ? Mais il paraît qu’il était aussi, selon le magazine Popular Photography, « un homme sans joie qui détestait le pays qui l’avait adopté ». On a pu taxer Frank de grincheux, têtu, amer, revêche et égocentrique entre autres qualificatifs : aigri, bougon, morose – j’allais oublier froid, pessimiste, inflexible et reclus. Regardons-y de plus près : tout cela pourrait-il n’être qu’un malentendu ?
C’est l’opinion de Lisa Volpe, commissaire de l’exposition « Robert Frank and Todd Webb: Across America, 1955,” » qui ouvre ses portes au Museum of Fine Arts (Houston). Elle présente les photographies prises par Frank en 1955-1956 lors de son périple sur les routes américaines – photographies dont il ferait une sélection pour son livre qui a révolutionné l’histoire du médium, The Americans. À l’occasion de ses recherches pour l’exposition, Volpe a rencontré des dizaines de personnes qui connaissaient Frank. Leur version du personnage offre une perspective beaucoup plus nuancée, moins réductrice, sur l’un des plus grands photographes américains.
« L’une des choses », dit Volpe, « à laquelle je souhaite que les gens réfléchissent [après avoir vu l’exposition], c’est qu’ils ne connaissent pas Robert Frank aussi bien qu’ils le croient. Grincheux, bougon : ce n’est vraiment pas tout ce qui le caractérise ». Et Volpe se souvient des propos des amis de Frank, à propos de la personne qu’ils ont connue : « Au téléphone, dans leurs voix, j’entendais presque un sourire, voyez-vous, parce que oui, il était grincheux, mais il était aussi la personne la plus gentille et la plus attentionnée du monde. »
Clark Winter, un ami de longue date de Frank et actuellement trésorier de la June Leaf and Robert Frank Foundation, est du même avis : « Après que ma femme a été diagnostiquée pour sa maladie », dit Winter, « Robert l’a appelée tous les jours pour prendre de ses nouvelles. Chaque jour, pendant des mois. » Winter raconte également quelques anecdotes à propos de Frank, toutes ludiques et décontractées. Par exemple, Robert Frank a décidé sa femme – l’artiste June Leaf – et Clark Winter à sillonner différents quartiers de New York en voiture pendant des heures, à la recherche d’un bagel. « Robert m’a dit : “Dans la vie, Clark, il faut apprendre à se perdre.” »
Clark Winter, un invité occasionnel de la cabane isolée de Frank et Leaf sur l’île du Cap-Breton en Nouvelle-Écosse, a réalisé des films amateur du rigoureux photographe en train de collectionner, croyez-le ou non, de mignonnes petites pierres en forme de cœur, tout en parlant avec autodérision d’un incendie qu’il avait déclenché sur une colline voisine, et en réfléchissant à propos de son travail.
Ce jour-là, se souvient Winter, Frank lui a raconté l’histoire d’un tirage qu’il n’a finalement pas sélectionné pour The Americans : l’image montrait une jeune femme à cheval lors d’un rodéo à Casper, dans le Wyoming. Comme l’a écrit Volpe dans le catalogue qui accompagne l’exposition de Houston, la femme est « positionnée avec élégance et confiance, mais sa bouche ouverte révèle une totale absence de dents. Frank l’a jugée “trop cruelle” pour être incluse au livre. Il refusait d’utiliser des images dans lesquelles ses sujets étaient représentés “sans aucune beauté qui les enveloppe”.» Ce qui a déterminé Frank à prendre la photo suivante, dit Winter, « c’était toujours la curiosité et l’empathie. Pas la sympathie. L’empathie. »
La vérité est que Frank voulait faire de l’art plus que tout autre chose et il n’avait pas de temps pour les tracas quotidiens – la paperasse, les gens – qui se mettaient en travers de son chemin. Comme Winter me l’a dit, « il était intolérant envers les personnes qui essayaient de l’utiliser ou d’utiliser son travail pour faire valoir leurs propres points de vue. Il pouvait les repérer en deux secondes. S’ils l’appelaient, il ne décrochait tout simplement pas le téléphone. Pour lui, ils étaient des distractions. » Peut-être, donc, devrait-on dire, à propos de Frank, qu’il se protégeait, plutôt qu’il n’était reclus.
Lire The Americans comme une pure critique, dit Volpe, « est une manière vraiment unidimensionnelle de voir le livre. Il est tellement plus que cela. » Que l’on songe au premier livre de Frank, Black White and Things, tiré à trois exemplaires à l’origine. Il y a inclus une citation du Petit Prince de Saint-Exupéry: « On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux. »
Comme l’explique Volpe, « le travail de Frank oscille toujours entre des émotions contradictoires d’espoir et de désespoir. Ce sont deux pôles chez lui. Il y a toujours un élément d’espoir dans ses photos les plus désespérées. » Quels étaient ses espoirs ? ai-je demandé à Volpe. « Il souhaitait que les gens soient justes et gentils les uns envers les autres. Et quand ils ne l’étaient pas, il était déçu. C’est là qu’intervenait sa critique. » Et Volpe de continuer : « Une des choses qui m’a frappée quand je rassemblais autant de textes de Frank que possible, vous savez, ses lettres, tout ce qu’il a écrit sur Les Américains, c’est que les mots les plus courants qu’il utilise quand il décrit ce projet sont “espoir” et “amour”. »
Personne ne devrait confondre le sens de l’espoir et de l’amour de Frank avec de la niaiserie et du sentimentalisme, qu’il s’agisse de ses photographies ou de sa vie privée. En 2008, un rédacteur de Vanity Fair accompagne June Leaf et un Robert Frank vieillissant lors d’un voyage en Chine. Au journaliste qui lui demande s’il aimerait voir une photo de son bébé, le grand photographe répond : « Pourquoi est-ce que je voudrais voir cela ? »